mercredi 13 mars 2024

Avec les Fées de Sylvain Tesson




L'été commençait quand je partis chercher les fées sur la côte atlantique. Je ne crois pas à leur existence. Aucune fille libellule ne volette en  tutu au-dessus des fontaines .  Le monde s'est vidé de ses présences . Au XII siècle, les hommes cheminaient au milieu des visions Le mot fées signifie autre chose. C'est une qualité du réel révélée par une disposition du regard.  il y a une façon d'attraper le monde et d'y déceler le miracle . Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles du hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de bête : là sont les fées. Puisque le jour venait se coucher ici, j'associais ce couloir de l'iode et de granit à la patrie des choses mortes ( les plus belles). Les fées avaient dû se réfugier dans ces extrémités, à la pliure de la terre, de la lumière, de la mer. Les promontoires de Galice , Bretagne, Cornouailles, Pays de Galles, de l'île de Man , de l'Irlande, de l'Ecosse dessinaient un arc. Par voie de mer j'allais relier les miettes de ce décryptage. Sur cette courbe,  on était certain de capter le surgissement merveilleux . Un voilier de quinze mètres de long m'attendait au port de Gijón . A bord deux amis Arnaud Human et Benoît Letttéron , préparaient l'appareillage. Nous naviguerions vers le nord, passant en revue les promontoires où de vieilles présences attendaient chaque soir , les adieux du soleil . Puisque la nuit était tombée sur ce monde de machines et de banquiers, je me donnais trois mois pour essayer d'y voir . Avec les fées . J'aime les nuits de départ. On se couche, on rêve, on regrette ce que l'on quitte. " Je vois des fées partout" avait écrit le poète Paul Fort . Quelle chance ! me disais je enfant . J'en rêvais moi aussi. Adulte, j'y renonçais , comprenant que la fée ne se rencontre pas . Elle se convoque, prenant le nom de tout moment où reculent le vacarme des hommes, la bêtise des chiffres . Ces heures devant le golfe de Gascogne, jambes dans le vide au-dessus du ressac à cinquante mètres en contre bas m'inspirèrent une " théorie de promontoire" Certes elle relevait de la géo psychologie de comptoir, mais j'aimais ce comptoir le bord d'une paroi devant la mer, l'exacte trigonométrie de l'iode du photon et de l'azote, la croisée du poulpe, de l'étoile et de l'araignée. Le promontoire recèle trois trésors :la promesse, le mémoire, la présence . On se tient au bout d'un cap de l'ouest, impatient de ce qui surgira ( la promesse) heureux de ce qui se tient dans le dos (la mémoire) et campé sur la falaise ( la présence )Au-dessous de la paroi, elle ancre la terre dans la mer. Les roches cristallines ou magnétiques ( schistes, basaltes, granits) résistent au ressac qui est la guerre du temps contre l'espace. le monde se défend de l'usure, le promontoire encaisse le choc. Parfois une aiguille oubliée se dresse face au lointain . Attaché à Saint-Malo , notre navire mesurait quarante neuf pieds , c'était un voilier breton tout blanc, de la facture la plus ordinaire, armé pour la navigation Hautière . On avait chargé le bord de livres, suffisamment pour tenir jusqu'aux Shetland , et retour. On tente toujours de faire de son bateau une bibliothèque flottante, on se persuade que les traversées laisseront loisir de rattraper les années de retard. A vrai dire au cours de ces semaines, nous trouvions plus d'utilité à surveiller les écueils qu'à plonger dans les études de Jean Markale . La navigation à la voile consiste à régler cap , allure et gîte pour parvenir à l'ataraxie . Idéalement quelques menus gestes suffisent. Le bateau fuse, l'équilibre règne, les axes s'ordonnent. la navigation à la voile réalisait le rêve d'Héraclite ! Libérer l'énergie de la conjonction des contraires. au départ tout s'oppose : le poids enfonce la coque, la poussée la relève, la gîte s'accroît , le vent adonne puis refuse, la mer freine, la vague entraîne, l'étrave frappe, soudain l'instrument s'accorde : Les tensions se résorbent, alors pour un instant, le marin demeure immobile jouissant de l'équation . En un endroit précis du bateau situé légèrement sous le pont convergent les forces , on appelle point vélique cette croisée des poussées, seul ce point est animé, il meut la masse .  Cette nuit là, j'étais de quart. Heures bénies: de 1heure à 4 heures du matin. La lune orange et molle coule derrière l'horizon, les étoiles scintillèrent, le cosmos avait été inventé pour que les marins ne se perdent pas. Quant tout marche, l'homme de quart barre en main , voiles réglées joue les statues. Je rêvais beaucoup . Pourquoi les fées de mon enfance avait elles brûlées ? La technique s'était du monde, les masses s'accroissaient, le commerce menait la danse. Partout bruit, raison, calcul, fureur . Les fées avaient reculé devant cette conjuration, elles s'étaient replié dans le silence. Nous atterrîmes à l'anse du Loc'h  , ouest de Primelin , côte sud , trois jours pour y parvenir depuis les Asturies . Je débarquai pour mon bivouac de promontoire dormir sur un balcon de l'Ouest assurerait il la réapparition des fées ? Je marchais trois heures, douze kilomètres jusqu'à la pointe du Raz. le Raz : je m'arrêtai sur le dernier rocher à l'extrémité de la pointe , avant la chute . L'herbe iodée faisait pour mon sac de couchage, un matelas élastique. Sur une vine de rocher, abrité du vent , j'étais aux loges. La lune versa dans la mer, les gréements blafards d'un voilier trouaient la nuit. Ce soir , définition du féerique . La fée !ce qui se mérite dans l'ordre de la beauté . Du Raz, je gagnai le promontoire de Caltel Meur  par la baie des trépassés et la Chapelle de Saint Thuy ; je marchais vif, le corps fouetté par la lumière. Sur le sentier breton, les chapelles sont semées. On poussait la porte pour trouver le repos de l'ombre , la foi bretonne sentait le sel , le cierge froid et la fibre de buis imbibé de larmes. On franchit le Raz de Sein au moteur et aux heures propices: l'étale de pleine mer, on glisse entre les écueils , les rochers moussaient, les heures glissent, fulgurantes et intenables quand on flotte sur l'eau . On quitte le quai des départs, on grimpe sur la passerelle , on pose le pied sur le pont, alors il vous semble avoir passé un porche vers un monde où ni le temps ni les hommes ne possèdent la même  essence , un bateau est une planète, ce qui s'y passe appartient à un ordre clos , secret. Le livre de bord consigne ce que le capitaine a bien voulu dire; seul le sillage connaît la vérité, il se referme aussitôt. Human et Benoît s'entretenaient de la façon de boire le whisky , chacun défendait sa manière, Benoît laissait les heures traverser son verre , Human se débarrassait cul sec de toute tentation . Human à vécu trente ans sur les bords du lac Baïkal et voyagé dans les confins de l'ancien, empire communiste . il connaissait mieux le Kamtchatka que sa Seine -Oise natale, de la Russie, il avait rapporté une façon de se satisfaire des choses persuadés que demain serait pire. Il parlait souvent de sa Sainte Russie, sainteté, et atrocités mêlées . A comparer, la Bretagne, paraissait tendre paradis pour enfants de confiseurs . Il l'aimait comme une seconde mère, sa Russie,  malgré la guerre qui brisait les rêves eurasiens . Human nous  confia, qu'il reviendrai au bord se son lac chéri , au Baïkal il s'inventerait une nouvelle vie, il n'y avait aucune autre rive sur laquelle il voulait mourir. Après tout on pouvait continuer à se montrer slavophile sans être russolâtre , et russisant sans vivre Kremlinophile . On débarqua Benoît et moi sur les falaises vers l'éperon de Lostmarc'h , l'éperon pénétrait le ressac. Comme la roche semble fière, fouettée de blanc ! La bruyère et le genêt adoucissaient ce combat. Un menhir de trois mètres, à la tête du promontoire parachevait l'ordomancement , ce paysage était parfait puisque intouché. La perfection c'est l'inamovible . Pourquoi avoir levé les pierres ? On touchait le menhir, on s'y adossait, on caressait cette chose pétrifiée , mais on ne savait rien . A l'aube, on accosta au port de Camaret sur Mer après avoir glissé entre les pois de Pen-Hir . La presqu'île de Crozon abrite le Centre parachutiste d'entraînement aux opérations maritimes. Le chef de corps m'avait invité à sa table, on fit des discours où il était question de l'audace et du génie amphibien . C'était le mode opératoire du chevalier des Touches, chef chouan du Cotentin à bord de sa barque indétectable. C'était la méthode des pilleurs de la côte Celte : débarquer, frapper, disparaître. C'était la technique des nageurs de combat : ils sortaient de l'onde, faisaient leur office et reprenaient la mer en essuyant leur lame sur leur manche. Je fais la même chose, mon colonel , mais sans risques , sans peine ni enjeu, j'accoste pour les fées, je repars dans le vent . A six heures du matin , on leva l'ancre pour traverser la rade de Brest, la plage de Corsent , Locméren , ou chapelle des naufragés se nichait au fond d'une vallée timide . Un bouquet d'arbres coiffait le petit vaisseau en pierre , il avait consolé bien des cœurs , on apercevait le large entre les ramures. En général, cela se passait ainsi : la mer prenait un homme. L'autel soutenait une veuve . Rejoignant le bord, je racontais mes journées de marche à Human et Benoît , ils me disaient leur navigation ;ils enviaient mes bivouacs, je regrettais d'avoir raté les manœuvres au bout du cap, on se consolaient en trinquant , le pont arrière faisait salon où l'on cause . Les îles sont des rêves, elles apparaissaient à l'horizon , elles disparaissaient .Benoît me débarqua au sud de St David's , dans un paysage de bocage" couper par les campagnes", je m'égarais dans les enclosures, , donnais dans les murets  et les herses de ronce . l'arthurisme  est une espérance, le Celte un homme de patience , chaque soir il voit le soleil mourir dans la mer et chaque matin revenir. Il sait que la houle bat , que la nuit ramène le jour, que la marée se retire et remonte .Sur le promontoire il attend . En deux jours nous naviguâmes  de Fishguard à l'île de Bardsey , contrairement à l'huitre , le ciel ne s'ouvre toujours pas, en Angleterre, le soleil est Dieu, on ne le voit pas il faut y croire. Le pays de Galles et son rang de châteaux nous avaient invités dans la monarchie de la beauté en équilibre sur les falaises. L'Irlande, en face sainte et meurtrie conservatoire de la celtitude , attendait nos dévotions , nous ne savions rien de son mystère . A Cork , dans un pub où les tables étaient blondes et le parquet très sombre, Human et Benoît vidèrent les pintes de goudron . Nous fêtions notre franchissement de la mer d'Irlande et du canal Saint-Georges. Sur une table, coincée près du comptoir , quatre musiciens donnaient des jigs et reels irlandais. Le cercle de pierre de Drombeg se constituaient de dix sept menhirs figés dans leur ronde , au premier millénaire avant le Christ on rendait ici un culte aux défunts . Le site était encore utilisé part des druides irréductibles au V siècle de notre ère. Dans ce monde incertain, les mégalithes devaient rassurer le poète en exil. Quelque chose durait ! Pour les cœurs brisés, les pierres exsudent une profonde amitié , on peut s'y appuyer . Mais de ces moments émanait un paradoxe , ces cercles exprimaient un mouvement et sa cessation. L'histoire de l'Irlande étaient une énumérations de guerres passaient cercles de pierres et tables dressées. Celle d'Altar , postée sur le rivage , avait trois milles ans. Paysage d'équerre : la ligne de la mer prolongeait le fil de la pierre couchée. Bivouaquons à la pointe des trois châteaux dit Human en jetant l'ancre au fond du fjord de Crookhaven . Laissant le bateau à la garde des phoques, nous marchâmes dix kilomètres, l'orage s'abattît, on continua  sous la grêle, quand on déboucha devant la ruine des "trois châteaux" un arc en ciel enjambait l'isthme . Sous la toile de tente je disais Aragon à Human et Benoît , les elfes étaient crevés, les hommes inconsolables." La fée a fui sans doute au fond de la fontaine et la fleur se fana qui chut de son corset " Ce soir là , à la pointe des trois châteaux, le merveilleux prit la couleur des nostalgies. Puis les dieux, c'est à dire les pressions atmosphériques furent avec nous. Du vent , dans un ciel clair : définition du bonheur pendant trois jours, la navigation fut une harpe réglée . dans la mythologie celte, le voyage dans l'autre monde, s'appartenait à la navigation en barque. Vers quoi vaguions nous ? Il fallut deux jours  pour atteindre Sligo . Passèrent les écueils en troupeaux, les arches marines et les tours percées. Les roches torturées se prédisposaient aux légendes. Dans la calcination du désert naissent les dieux uniques. Sur les mers de brisants , les dragons et les fées. Le monothéisme descend du soleil, les légendent montent de la brume . Devant la chapelle de Saint Oran , une stèle plantée dans le sol accueillait le visiteur . Une épée flanquée de motifs entrelacés diffusait le message de la terre de l'Ouest : le mal et le bien s'emmêlent dans l'âme humaine . La part de l'homme est ambigüe , bien et mal mêlés, elle n'autorise pas les catégories simples, au coeur de l'être demeure la tension. Ni l'ange ni la bête ne sont séparés . Et l'âme humaine constitue toujours et à jamais le lien de leur lutte qui parfois est l'autre nom de l'amour. Tout juste , un jour, peut-on se saisir de l'épée et trancher l'entrelacs , alors fin de l'aporie, le serpent se dénoue, le mêlé se démêle , la spirale se déroule, le flux se calme. Pourquoi les croix celtiques barrent -elles les cercles , parce que tous s'est délié là où tout se fermait. Les tourbières gorgées d'eau dessinaient des labyrinthes, on croyait rejoindre un tertre , on s'enfonçait à mi-jambe . Au début, le marcheur d'Ecosse , pauvre naïf, tente de contourner les flaques, bientôt il comprend que la terre entière est une fondrière , mieux vaut tracer l'azimut dans l'éponge ; même les pentes étaient gorgées, l'eau ne ruisselait pas , elle imprégnait le monde . Les hommes du Nord naviguaient sur des knarrs , esquifs non pontés , ils déboulèrent dans les îles celtiques au VIII siècle , les Celtes s'étaient répandus depuis le V siècle avant Jésus-Christ dans les écueils atlantiques . Entre temps, ils avaient été assagis par Rome, rationalisés par le Christianisme , leur restait à subir un dernier coup , administré par les Vikings , ils ne s'en relèveraient pas . L'Ecosse diffusait par tous les replis de ses landes cette consolation : les fées survivent partout même sous les cataractes de la tristesse. Tout le jour , grand vent sur les collines du Shetland et mer d'ivoire sur leurs récifs , je vis le Broch de Mousa , forteresse ronde de pierres sèches, datant du premier siècle avant Jésus-Christ , cette tour au nom Scots, que les Pictes avaient bâties , les Celtes utilisés , les Vikings habités et qui faisait comme un chaudron posé dans les herbes sans qu'on sache sa fonction. On largua les amarres à quatre heures du matin, la Bretagne était à quinze jours de mer . Ma quête du Graal ne consistait plus à le chercher mais à décider qu'il était atteint. Alors arriva la fille rousse à peau de nacre ; physiquement elle sortait d'un tableau de Rossetti , je l'avais invité sur le pont , nous fîmes halte dans des pensions de famille tenant de Miss Marple  pour la moquette à fleurs et de Psychose pour les boiseries flippantes . Nous nous aimions dans les lits à ressorts couverts d'édredons bariolés , pendant quatre jours, écoutant la conversation de la fille rousse, étourdi de sa beauté lente, je précipitai au fond du loch toutes mes constructions d'écolier romantique sur le Graal faites de saisissement goethéen , de pureté chevaleresque et de féerie celtique. L'amour suffisait à donner son visage à la quête, son existence au Graal .Le Graal est le mouvement, avais je d'abord cru, perché sur les stacks . Le Graal est la présence, avais je ensuite pensé , dans la nuit des Shetland. L'amour offrait les deux : mouvement vers la présence .Quelques heures dans les draps écossais et ces bras merveilleux décrivaient le Graal .L'amour constituait le point de rencontre entre le désir archaïque et les aspirations de l'âme .On s'aimait , c'était le seul moment de cette vie humaine où tout aurait pu se détruire sans que l'on en eût conçu le moindre regret. Peu importait la fin du monde, pourvu qu'on s'endormît amoureux. La fille du Graal partit quand le canal s'épancha dans la mer celtique .Elle rentrait , le sud la tenait . A nouveau seul à bord, Benoît , Human et moi prîmes le cap de l'île de Man, dernière des sept nations celtiques . Je retrouvai mes livres, je pris mes quarts pensivement . Puisque le bateau était réglé, le cap ajusté et le  foc sorti , je pouvais repasser les mois écoulés ; flottait à l'horizon, dans la vapeur d'écume, le visage de la fille. Je l'associais à ce que j'avais cherché et affublé du vague nom de fée. Elles existaient, puisque le soleil se lève chaque matin sur la mer. Elles existaient quand on cheminaient vers elles. Elles existaient quand on travaillaient à les faire apparaître. Où seraient elles ce soir ? Les toits bleus de Saint-Malo apparurent. Derrière le rempart attendait ma réponse .