mercredi 7 décembre 2022

La chamane aux yeux bleus de Hélène Legrais


 


L'An grâce 1359 , fuyant l'inquisition, Agnès noble demoiselle d'Aguilar quitte le port de Barcelone à bord de la Saint Jordi. Une nef à l'équipage cosmopolite commandé par Renaud de Saint Estève . La Sain Jordi avait quitté le port de Barcelone au coeur de l'été, avec pour mission de découvrir le grand passage, celui qui permettait pensait t'on de contourner le continent africain vers les Indes fabuleuses. Ce n'est qu'en doublant les colonnes d'Hercule, lorsque la Saint Jordi avait planté pour la première fois son entrave dans les eaux vertes de l'Atlantique , qu'une grisante sensation de liberté s'était substituée à l'accablement qui pesait sur elle depuis de longs jours. Le monde était vaste où l'Eglise de Rome n'avait point autorité. Agnès y trouverait un jour sa place quelque part . Dès lors, même si le souvenir du bûcher de Carcassonne revenait lancinant la hanter la nuit ,la vivre aux côtés de Renaud , l'avait rendu plus exaltante encore. Malgré ses vêtements d'homme qui la dissimulait aux yeux de l'équipage ; son rôle de chirurgien du bord lui laissait tout loisir de s'attarder sur la dunette auprès du capitaine. Grâce aux citrons qu'elle avait pris grand soin d'emporter, le scorbut n'avait point fait son apparition tant redoutée et le moral de l'équipage s'en trouvait conforté. On avait fêté  la naissance du Sauveur avec ferveur et une double ration de vin ; il était un peu aigre après quatre mois de voyage  mais encore assez bon pour réjouir le coeur et faire oublier   le mal du pays que le prochain passage de la ligne d'équateur faisait qu'accentuer. Tout avait donc commencé par un grand calme comme si l'océan retenait son souffle dans l'attente de ce qui n'était encore qu'un pressentiment de catastrophe. Puis un inquiétant bandeau de nuages noirs apparut sur l'horizon grossissant de minute en minute. La houle s'accentua et la nef tirée sans ménagement de sa somnolence , se mit a tanguer et rouler comme un homme pris de boisson. Renaud de Saint Estève fit ferler le grand voile carrée et la voile latine qui faisaient de sa nef pansue un lévrier des mers et sa fierté de marin . Arc bouté sur la barre , le Muet prêta main forte à Gabriel Riba , le pilote pour tourner le navire face au vent ...en vain . Avec un rugissement de fauve, l'ouragan s'abattit sur la Saint Jordi lui assénant une monstrueuse gifle liquide de toute la puissance de l'océan debout. Comme un cauchemar , Agnès s'était senti clouée au sol , les membres pesants , impuissante à esquiver le moindre geste de fuite alors qu'un ennemi sans visage s'apprêtait à les précipiter tous dans l'abîme. Le regard halluciné du frêle Janvier , priait à genoux sous l'averse ; des jurons en italien couvrent un bref instant le sifflement aigu de la tempête : les doigts ensanglantés , Casireone  s'acharnait avec un entêtement dérisoire, à renouer les garcettes de ris , que le vent ,par un jeu cruel dénouait aussitôt. Les pleurs d'un enfant terrorisé incongrus en ces lieux, un mousse sanglotait les poings devant les yeux comme pour effacer le spectacle insoutenable... La corde qui entrait dans sa chair , torturait ses bras et son dos : Renaud l'attachait à une vergue pour empêcher les paquets de mer de l'entraîner par-dessus bord. Etais ce Luc ou Guilhem qui avait crier son nom tout à l'heure quand une bourrasque  chargée d'embruns acérés comme des lames l'avait précipitée à genoux ? Le gouvernail avait fini par céder et la Saint Jordi n'était plus qu'une épave à la dérive que le vent et les courants refoulaient vers le nord en une course aveugle , vers son tragique destin. Soudain, dans un ultime spasme , la nef vint se disloquer sur un haut fond, Agnès se senti précipitée en avant dans un gouffre vertigineux. Une éternité suspendue ; le choc de l'eau , la tempête subitement aphone, tandis que l'espace alourdi par ses renforts métalliques l'entraîne vers le fond. L'impression étrange  de se dédoubler : une partie d'elle même se débat frénétiquement pour se dégager, remonter à la surface. Un voile rouge sang vient d'incendier l'écran de ses paupières closes, les poumons au bord de l'explosion qui l'étouffe. Agnès ne repris connaissance qu'à quelques encablures du rivage. Les bras passés autour de ses épaules, Renaud nageait à grandes ondulations de son corps souple et musclé, évitant adroitement  les multiples débris qui flottaient un peu partout... Dans un ultime effort , elle parvint à se relever sur un coude; effondrée à ses côtés , Renaud reprenait haleine   Agnès entrevit le Muet ,son ombre fidèle , son ange gardien au regard farouche et à la langue mutilé , il hissait sur la plage un morceau de planche sur lequel un corps était attaché, l'homme ainsi tiré des flots avait les mèches grisonnantes et le baudrier qui ceignait son torse indiquait en lui le chevalier Guilhem , Agnès se releva en titubant  "Nous avons plusieurs blessés , vous sentez vous la force de les examiner ; le sac de cotonnade défraîchie qui renfermait tous ses trésors de médecin était toujours attaché à sa taille; ses poudres et ses onguents à l'abri dans des tubes de roseau et des sachets de cuir soigneusement cachés n'avaient point trop souffert ; en revanche les morceaux de parchemin où Abou Obëd  avait recopié à la main des passages de l'œuvre des grands maîtres n'étaient plus qu'une masse gluante et informe . Elle serra les dents , qu'importe ... à force de les lire et de les étudier, elle connaissait ces textes parcoeur . Toute la journée ils scrutèrent les eaux turquoises et la plage écrasée de soleil dans l'espoir de voir apparaître d'autres rescapés ... en vain . L'aube n'avait point encore blanchi les montagnes que l'on devinait dans le lointain lorsqu'ils se mirent en route ; le Muet et le Génois portaient le brancard où gisait Guilhem dont le visage,  toujours figé commençait à prendre la couleur et l'aspect d'un vieux parchemin, cependant il vivait encore. Agnès s'en assurait à intervalle réguliers . Agnès se plaça en tête de la petite colonne , au côté de Renaud bien décidée à traverser le marais au plus vite ; Barberi et le mousse fermaient la marche . Assaillis par les moustiques, ils devaient tantôt  le front trempé de sueur , s'ouvrir une route dans les hautes herbes à l'aide de haches sommaires , dont Jordi avait laborieusement  aiguisés le tranchant sur une pierre, tantôt dans l'eau boueuse jusqu'au genoux sonder la vase avec de longs bâtons, craignant tout à fois les reptiles qu'ils sentaient filer entre leurs jambes , et les sables mouvants. Les roseaux cédèrent peu à peu la place aux arbres ceux là plongeaient leurs racines  dans la même eau trouble et stagnante ; pataugeant et pestant ils avançaient de plus en plus difficilement . Lorsqu'ils s'arrêtèrent  pour se reposer et manger quelques biscuits de mer point trop gâtés , accroupis comme des crapauds sur un tronc pourrissant qui émergeait de la vase , Agnès entrepris d'envelopper ses jambes avec un morceau de toile de voile maintenue par des cordelettes entrecroisées . Ces heuses ( guêtres) improvisées seraient d'un piètre secours en cas de morsure , mais au moins ne sentirait elle plus le passage sinueux des reptiles . Le mousse puis les autres l'imitèrent . Un cri étranglé interrompit leurs tâches, pâle comme la mort Casireone désignait d'un doigt tremblant un animal au dos écailleux et les paupières à demi fermées au ras de l'eau , un crocodile balbutia Barberi , Renaud fût le plus prompt à réagir s'emparant du bâton il se mit à frapper violement la surface de l'eau en poussant des cris perçants. Ils choisirent un arbre dont les branches solides aux larges fourches leur offraient un perchoir commode à défaut d'être confortable. De quelques brindilles sèches cueillis dans les hautes branches roussies par le soleil , Jordi avait fait naître des flammes vacillantes et fumeuses dont il espérait qu'elles éloigneraient fauves et serpents , trop fatigués pour parler, ils s'endormirent serrés les uns contre les autres...à l'exception de Saint Estève qui avait décidé , en bon capitaine de navire , de prendre le premier quart de veille. Toute création semblait s'être liguée pour les retenir prisonniers à jamais dans cet endroit de cauchemar dont ils commençaient à douter que quiconque ait pu un jour en sortir vivant. Aveuglée, elle entendit un cri , de surprise plus que de frayeur, celui d'une femme estima t-elle , le bruit d'une fuite puis plus rien ; dépitée, elle se mit à genoux, elle se sentait étrangement faible ; j'ai du rester longtemps inconsciente , ces gens ,ces inconnus dont je n'ai pu voir le visage et ramenée dans leur village m'ont s'en doute trouvée, ils ont pris soin de moi, c'est qu'ils ne me veulent point de mal. Ainsi c'est avec appréhension certes mais néanmoins avec calme qu'Agnès envisagea les deux arrivants, le premier un homme d'âge mûr ,avait du être autrefois une vrai force de la nature; il portait une fourrure tacheté jetée en travers du torse et s'appuyait sur un lourd bâton sculpté , le deuxième personnage qui attira son regard se tenait en retrait quoiqu'un peu voûté il paraissait souple et vigoureux encore , mais ses yeux jaunes qui fixaient Agnès comme pour sonder son âme , semblaient renfermer tous les mystères de la terre. Le chef parlait toujours, dans sa bouche aux dents rougies, les mêmes sons revenaient sans cesse, avec insistance mais sans agressivité. Agnès eut soudain une inspiration, "Seigneur comprenez vous l'Arabe ?" Ce fut l'homme aux yeux jaunes qui répondit , attends on vas chercher quelqu'un ; un instant plus tard , un troisième homme se faufila dans la cabane; il était plutôt petit , il était vêtu d'une gandoura d'un blanc sale qui ne laissait apparaitre que ses bras maigres et osseux ; il salua Agnès ,il la prenait pour un homme , elle vérifie discrètement que le turban qu'elle portait était toujours en place et dissimulait sa chevelure. Elle allait enfin savoir ce qu'il était advenu de ces compagnons, il la rassura, ils avaient repris conscience avant elle et on les avait rassemblés dans la case voisine; et le vieillard sur le brancard ? Le Ngambi l'homme médecine essaie de faire sortir les démons de sa tête ; Agnès voulut protester , expliquer que c'était la tempête et non le démon qui avait fait tomber le mât sur le crâne du chevalier , mais elle y renonça , c'eût été peu diplomate  ; Agnès expliqua prudemment  qu'ils étaient de paisibles marchands égarés dans ces contrées hostiles .L'homme à la gandoura s'appelait Bawa et sa tribu appartenait au peuple Ibo ,lui avait donné pour mission d'apprendre l'Arabe afin de servir d'interprète avec les marchands qui venaient commercer dans les parages , quelque uns osaient s'aventurer le long du grand fleuve le Niger car ils savent que le bois d'ébène et les noix de bolas de la forêt Ibo sont les meilleurs , quand la nourriture se fait rare expliqua t'-il Kola calme les appels d'estomac ...et provoque aussi des visions chez ceux qui n'y sont point accoutumés . Les marchands nous échangent notre cueillette contre du sel . L'homme médecine qui était aussi en charge d'interpréter les rêves , avait consultés les osselets , il en avait conclu que des inconnus aller arriver au village qu'il faudrait les traiter avec tout le respect dû a des grands voyageurs protégés des dieux car leur venue serait bénéfique pour le village , les Ibos attendaient une étoile  Abou Obeïd n'appelait jamais sa protégé autrement que " Sétarach" ( étoile) car disait t'-il. aucun astre ne peut soutenir l'éclat de ton regard bleu comme une étoile venue illuminer le sommeil du chef Mbosbo ! . Guidé par Bawa elle découvrit paresseusement  étendu à l'ombre d'un auvent de branchages; le Muet se leva d'un bond à son approche, la réaction de Renaud fut à peine moins rapide  il s'élança vers elle les mains tendus modérez vos ardeurs mon ami lui souffla t-'elle en lui assénant une grande claque dans le dos , je suis un marchand arabe , Galdric  souffre encore du mal des marais , vous devriez lui administrer une de ces potions dont vous avez le secret ; elle se pencha au chevet du jeune mousse et s'empara de son poignet pout tâter son pouls ; Mario avait raison , Galdric subissait au nouveau assaut de fièvre des marais ;dans sa vieille besace , elle savait trouver les écorces amères (quinquina) contre ce mal , mais où trouver le vin nécessaire à leur macération ? Bawa interpellé parut surpris de sa demande , mais il eût tôt fait de lui apporté une coupe en terre cuite remplie d'un breuvage légèrement ambré, elle le fit chauffer et jeta dedans les écorces amères ; Agnès en lampa une bonne rasade afin de se revigorer un peu , puis dit à Mario de veiller sur le jeune Mousse et de lui faire boire sa médication toutes les trois heures. Elle demanda à Bawa de la conduire chez l'homme médecine  il faut que je vois celui de mes compagnons qui souffre de la tête! La case de l'homme médecine était signalé par un bâton fiché dans le sol auquel pendaient diverses dépouilles animales : griffes, dents, plumes, mues de serpents, crâne de reptiles blanchies par le soleil. Agnès pénétra seule dans la hutte, l'odeur âcre des plantes aromatiques brûlant dans une cassolette la prit à la gorge, la fumée épaississait l'obscurité qui régnait à l'intérieur , elle devina plus qu'elle ne vit le corps de Guilhem étendu sur une natte, la gorge nouée, Agnès avança une main pour caresser son bras et tâter son pouls, du fond de la case ; la voix de l'homme aux yeux jaunes interrompit son geste. Toi aussi tu es Ngambi , elle ne prit pas la peine de répondre, ce n'était point une question. Tu n'approuve pas la façon dont je traite les malades, tes conclusions sont justes mais tu soigne les effets et non les causes; et lui crois tu qu'il puisse guérir? interrogea t' elle en désignant d'une main qui se voulait ferme le corps de Guilhem; ton compagnon est au confins du royaume des morts mais son âme refuse de quitter ce monde....Toi aussi tu es fils de la forêt; les mambas ton épargnés. Agnès apprit ainsi qu'elle et ses compagnons avaient  traverser un territoire infesté de ces serpents verts dont la morsure rapide comme l'éclair donnait instantanément la mort; Agnès fut parcouru d'un long frisson, qu'elle mystérieuse affinité existait t'elle entre elle et ces animaux filiformes et sinueux. L'homme aux yeux jaunes savait t'il que les anciens grecs en avaient fait le symbole de la médecine ?Alors qu'elle s'apprêtait à se lever, il tendit la main et s'empara de son poignet, il noua autour une mince lanière de cuir à laquelle était suspendue quelques perles de bois colorées et une touffe de plumes irisées et murmura " Même les étoile ont besoin de la protection des esprits " les osselets étaient formels et ils ne se trompaient jamais. A la nuit tombée, lorsqu'il avait vu la jeune femme s'éclipser, il avait dû se faire violence pour ne point se précipiter à sa suite , mais après tout ces sauvages la prenait pour un homme et elle ne risquait rien. Depuis allongé sur sa natte, les yeux  grands ouverts dans l'obscurité, l'oreille aux aguets il attendait son retour ; et soudain un frôlement léger, le contact de sa peau brûlante, sa bouche humide sur sa tempe et sa voix à son oreille , enroué par le désir : " Apprends moi mon corps de femme " alors il l'a dévêtit lentement et partit à la découverte , du bout des lèvres baisant son cou gracile, ses seins drus ,il s'émerveillait de sentir le corps d'Agnès s'ouvrir et s'épanouir comme une fleur aux premiers rayons de soleil , les cuisses écartelées tandis qu'au plus profond d'elle même la jouissance refluait doucement pour laisser place à un intense sentiment de plénitude . Agnès se sentait libre, et femme. Sur le seuil de la hutte , l'homme médecine consulta les osselets et hocha la tête : ce n'était plus qu'une question d'heure ; le coeur du vieux chevalier cessa de battre à l'aube ; les yeux rougis ,Agnès ferma ses paupières émaciées et baisa son front ridé , comme elle avait embrasé plusieurs années auparavant ; puis elle s'enfuit dans la forêt pour ne point assister à la mise en terre de celui qui avait été son second père , c'était plus qu'elle n'aurait pu en supporter . De retour au village , elle ne voulut point savoir où Guilhem avait été enseveli . Elle alla trouver l'homme médecine et lui dit "Ngambi , je vais partir " Respectueux de sa douleur , ses compagnons n'osèrent protester ; après tout , n'était ce point ce qui avait été décider sur la plage : Remonter vers le Nord à la recherche d'une caravane qui pût les ramener au pays . Ils furent prêts en un battement d'ailes . Ils marchèrent des jours et des jours , la parfaite connaissance du terrain de leurs guides y était s'en doute pour beaucoup, car ils approchaient d'une grande rivière appelée Bénoué , mais ils furent assaillis , ils avaient été attaqués par des Kwararafas  "peuple du sel" il n'était point facile de cheminer ainsi entravés par le cou deux par deux , ils n'étaient point les seuls prisonniers : une bonne trentaine d'hommes et de femmes tous noirs ; une marche épuisante leur fit remonter le cours de la Bénoué , il leur fallait parfois se plonger dans l'eau jusqu'au cou ; ils redoutaient de voir apparaître les terribles crocodiles . Les jours se succédèrent le paysage devint plus sec ; c'est sous un soleil de plomb , que la longue colonne pitoyable des esclaves fit son entrée dans Kanor . On leur donna à boire , puis on les fit mettre en rang ; au bout d'un instant qui parut un siècle , une silhouette altière se détacha , l'homme était un véritable géant et les cicatrices qui balafraient sa peau noire dénonçaient un guerrier d'une bravoure peu commune , lentement il entreprit de passer les esclaves en revue , il les examinait un à un la mine sévère , jaugeant d'un regard les muscles , la taille . L'homme s'arrêta surpris : on ne l'avait point prévenu qu'il y avait des blancs parmi les captifs . En tout il ne choisit qu'une trentaine d'hommes , Agnès et ses compagnons furent séparés du reste de la colonne et présentés à un marchand , d'après sa vêture il devait venir d'Egypte , il acheta le groupe pour quatre chevaux soit quatre fois le prix habituel. Vendu ! fulminait Casireone  moi un libre citoyen de Gènes vendu comme du vulgaire bétail ! Renaud et le Muet , silencieux serraient les dents et les poings de rage ; seul Barberie prenait les choses avec philosophie . Le marchand donna quelques ordres à voix basse à ses serviteurs , les colliers de bois tombèrent remplacés par une simple corde ligotant leurs mains . Seule Agnès ne fut point attachée , un domestique l'entraîna le long d'un couloir sombre ; il la mena jusqu'à une salle octogonale soutenue par de graciles piliers de marbre sculptés . Ce qu'elle y vit confirma ses pires craintes : des femmes pour la plupart noires comme l'ébène , s'alanguissaient autour d'un bassin carré, tournant autour d'elle avec des petits rires étouffés , elles eurent tôt fait de la dévêtir , on dénoua ses lourdes boucles brunes , ensuite on la mena jusqu'au bassin où elle se plongea avec réticence d'abord , avec délice ensuite . Oubliant un instant la peur qui lui nouait le ventre , elle s'abandonna aux mains expertes qui entreprirent de la masser , oignant son corps et ses cheveux d'huiles odorantes ; brusquement les bavardages se turent , elle ouvrit les yeux alarmés , le marchand se tenait debout devant elle , détaillant avec complaisance sa blanche nudité, les joues brûlantes de honte , elle plaqua ses bras contre elle ; elle se sentait humiliée , salie par ce regard cupide du négociant venant s'assurer du visu de la valeur de sa marchandise , un sentiment de révolte gronda en elle, puisqu'il voulait voir , il verrait. Lentement elle se releva , impudique et rebelle , elle le défiait , ses prunelles bleues étincelantes de colère , il leva la main comme pour protéger ses yeux d'une lumière aveuglante et recula d'un pas , brusquement , il se détourna et sortit . Durant les jours qui suivirent il ne réapparut point au harem . Elle ne vit qu'au début du mois d'avril lorsque la caravane s'ébranla vers le nord emportant à dos de chameau  l'or, l'ivoire , l'ébène, l'ambre, la malaguette ( épices) le poivre noir et les esclaves destinés aux riches alexandrins . Tandis que les murailles ocres de Kano disparaissaient dans le lointain , elle découvrit éblouie les splendeurs du désert ; le moment qu'Agnès préférait , c'était l'aube , pendant qu'ils scellaient leurs méharas , ses gardiens lui permettaient de s'éloigner un peu pour de dégourdir les jambes . Agnès gravissait la falaise et s'installait au sommet , assise jambes croisées sous elle , seule face au désert pour regarder le soleil se lever , spectacle grandiose ,lorsque le disque émergeait , colorant les roches et le sable de rose et d'or , elle éprouvait un intense sentiment de sérénité et de paix , elle oubliait les injures et la fuite , la haine et le bûcher. Elle n'osait prononcer le nom de Dieu , mais elle n'avait plus l'impression que le Ciel lui était hostile .... Un jour  que les préparatifs de départ se prolongeaient , elle profita de son escapade matinale pour longer la caravane à la recherche de ses compagnons. Elle retint un cri qui lui était monté à la gorge en reconnaissant le Muet  dont les yeux noirs brillaient de joie , elle l'étreignit en silence , Jordi la guida vers un groupe à l'écart, et bientôt elle pût serrer les autres dans ses bras .  Seul Renaud , assis à l'écart , ne prit point part au joyeux tumulte .  "Etes vous malade mon ami ? oui da je sui malade, malade de vous voir attifé ainsi qu'une courtisane de bas quartiers qu'on couvre de bijoux de pacotille pour mieux attirer le client: Agnès se raidit pour l'insulte ,pâle comme la mort ,Agnès serrait les dents , elle refusait de se défendre c'eût été donner crédit à ces grotesques accusations ; ulcérée Agnès eut encore la force de toiser son amant d'un regard chargé de mépris avant de tourner les talons , s'efforçant  de ne point trébucher malgré ses yeux voilés de larmes . Plusieurs fois , elle avait surpris le garde de la caravane entrain de rouler sa couverture , après une nouvelle nuit à la belle étoile , dans le repli d'une dune ; c'était un "homme bleu "un de ces nomades altiers pour qui le désert  n'avait point de secret et qui savait y trouver leur chemin les yeux fermés . Juché sur son méhari , il avait l'allure d'un roi ; le roi du désert. Puis un matin elle entendit sa voix étouffée mais parfaitement intelligible . "Qui es tu pour être ainsi protégé des dieux de la forêt?" Qu'est ce qui te fait parler ainsi ? interrogea t-elle interloquée . C'est ce que dise tes tepas  (amulettes en langage touareg ) et il désignait du doigt la fine lanière de cuir ornée de perles et de plumes autour de son poignet , " C'est un présent que m'a fait un Ngambi au pays Ibo ; "Sa magie est puissante jusque dans le désert , je veillerai sur toi comme le talisman me le demande " Le Touareg lui apprenait le désert chaque matin à l'aube après que le disque solaire apparut au dessus de l'horizon embrasant le ciel et l'erg ( région du Sahara couvertes de dunes ) il lui enseigna les signes qui trahissait l'abankor ( point d'eau souterrain ) en surface ces infimes craquelures sur l'argile desséchée qu'on appelait " Œil de l'eau " il lui montra les redjems , ces petits tas de pierres sur les hauteurs qui signalaient la proximité d'un puit .Dans le paysage aride , l'eau invisible , était partout pour qui savait . Il lui apprit aussi comment suivre un fil erratique de la piste qu'un œil non exercé voyait disparaître dans le lit caillouteux d'un oued ou se perde dans un dédale de tassilis (plateaux ) et de dunes , mais qui en fait continuait à se dérider malgré les obstacles . Avec le Ngambi , Agnès avait abordé l'inexplicable , grâce à l'homme bleu , elle découvrait la présence de  l'invisible . Lorsque un matin , Agnès rejoignit le Touareg sur la dune , il lui proposa tout à trac de l'aider à s'évader ; il se refusait à aider plus longtemps l'égyptien qui l'accusait de ralentir la progression du convoi par méconnaissance du terrain, injure suprême pour un " seigneur du désert" il l'avait humilié . Agnès objecta qu'elle ne partirait point sans ses compagnons . Le jour, la chaleur était infernale ,la nuit leur apportait un peu de fraîcheur , mais ils grelottaient sous leurs minces couvertures, le désert paraissait ne point avoir de fin . L'épuisement les prostrait chaque jour davantage, la soif vint s'ajouter à leurs tourments . Leur guide choisit le méhari le plus mal en point et l'égorgea d'un seul coup , l'homme en bleu plongea sa lame dans son flanc : un liquide verdâtre jaillit , en se mourant le méhari leur offrait , ses ultimes réserves d'eau " Aman iman ": l'eau c'est la vie . Au sortir du désert , ils ne s'attendaient pas au spectacle sur les rives de la Mer Rouge , le port grouillait d'une agitation permanente , des marins de tout horizons à la recherche d'un embarquement ou l'ayant trouvé , s'affairaient en se passant sacs et tonneaux , cordages . Fort heureusement , le teint de cuivre rouge que leur avait donné le soleil d' Afrique ne permettaient point de les distinguer des autres candidats Le capitaine d' un vaisseau Omani avec qui Agnès avait pris langue les engagea en bloc à condition de les payer moitié prix, le hurlement de la vigie tira les marins de la torpeur , émergeant de la brume de chaleur dans le lointain une muraille verte  barrait l'horizon. Cela faisait quarante jours qu'ils avaient quitté Aden. Des montagnes verdoyantes tombant dans la mer , il ne s'agissait plus de rêver, mais de se préparer à aborder. Sans doute Caliart  était elle le carrefour du monde, du moins celui du commerce ; tant de marchandises offertes à leur regard leur ouvraient l'appétit, leurs poches étaient lourdes de piécettes que le capitaine Kumish leur avait distribués . Ils avaient quitté Caliart un marchand juif les avait aidé à trouver guides, vivres et montures pour leur expédition vers la terre des épices . Les nausées, les malaises, son irascibilité , cette envie de marcher encore et encore ,elle les avait mis sur le compte de la mousson ... et puis , l'horreur de la situation lui sauta au visage, rien pour l'instant ne trahissait son état mais qu'adviendrait t'il lorsque l'enflure de son ventre déformerait sa robe de docteur : Le pire était que la décoction abortive n'avait point eu l'effet escompté ; l'enfant était toujours là . A dos d'éléphants, ils quittèrent Madakkulati  Maruraï la glorieuse cité des Panpaya , ses temples mutilés et ses sulas macabres pour prendre la piste de kerkaï ; soudain un cobra s'est dressé au milieu du chemin stoppant net le convoi , jaillissant de derrière les arbres ou tombant des branches , des hommes masqués et armés , adossé aux coffres , qui recelaient toute sa fortune  Renaud se défendait comme un beau diable, les assaillants se firent plus pressants , jusqu'à l'éclat bref d'une lame qui s'abaisse et le sang vermeil qui jaillit en saccades , Renaud s'effondra dans la poussière , la gorge tranchée, hébétée elle serrait le corps inerte de celui qu'elle avait tant aimé. Des heures , des jours voir des semaines qui suivirent Agnès vit rien, brûlante de fièvre, en proie à des visions morbides, elle restait sourde et aveugle de ce qui l'entourait . Elle vivrait pour cet enfant , ils étaient arrivés à Cail , un grand port de la côte orientale , ils embarquèrent sur un vaisseau en partance pour Aden , poussé par la mousson du Sud-ouest , chaude et humide , le navire avançait grand large, les voiles gonflées à craquer, l'étrave pointé vers le Nord Est et cette île immense que les marins appelaient " le pays de l'or" . L'île était fameuse pour ses pierres précieuses, ses perles fines, son corail et son bois d'aloès . Agnès se retourna surprise , Damoiselle Agnès , permettez moi de vous présenter messire Wang Qiao l'honorable Wang Kiao était gishi c'est à dire maître médecin dans la grande cité de Mangi (Chine du Sud) Il se présenta pourtant dans un arabe parfait, ils eurent tout loisir de confortés leurs connaissances, les journées sont longues sur un bateau Agnès découvrit ainsi le monde partagé entre le yin et yang  l'énergie qui anime la matière et la théorie des cinq éléments liant la nature à l'homme. Elle marchait de long en large dans son étroite cabine, faisant à haute voix l'inventaire de son vieux sac de cotonnade, lorsque soudain , elle sentit un liquide tiède couler le long de sa cuisse , alarmée elle souleva ces vêtements, mais au lieu de sang vermeil , elle ne découvrit qu'un écoulement transparent comme de l'eau , puis la douleur s'installa, enfla , gagna tout son ventre et ses reins et son dos, arc-boutée , elle hurla, elle tenta de rassembler ses esprits , elle n'était qu'une énorme boule de douleur; la porte de la cabine s'ouvrit à la volée , livrant passage à Wang Kiao , elle le vit sortir de longues aiguilles de métal, elle sentit ses doigts s'insinuer entre deux sangles, courir le long de ses vertèbres, comme à la recherche d'un point précis, il le trouva et soudain la douleur reflua, saisissant ses genoux écartelés à pleines mains , elle prit une grande inspiration et banda tous ses muscles, retrouvant instinctivement les gestes que des millions de femmes avaient fait avant elle depuis la nuit des temps. Elle devina plus qu'elle ne vit Wang Kiao souffler dans la bouche du petit paquet informe qui venait de sortir de son ventre, un cri aigrelet s'éleva, le chinois coupa le cordon d'un coup de dent. Le Lombard sourit à la frimousse chiffonnée du nouveau né qui reposait entre les bras d'Agnès . " Ce petit moussaillon à reçu le baptême de la mer, son père serait fier de lui" les paupières lourdes de fatigue , Agnès corrigea doucement , " C'est une garce Marco mais j'espère que son père serait également fier d'elle; nous l'appellerons Séréna comme ma mère . Elle avait supplié Wang Kiao de lui enseigner cet art délicat , les 657 points d'acupuncture , qui l'avaient si bien soulager sa souffrance durant son accouchement . Elle le retrouvait tout les matins et retrouvait l'enthousiasme et la passion d'apprendre. Mais Agnès du quitter la Chine , car il y avait des protestations du peuple contre l'Empereur Shandi , les soulèvement se multipliait et on faisait la chasse aux étrangers que les Gan ( dynastie mongole ) accueille avec tant d'empressement .Agnès repris la route avec Séréna enroulée dans une couverture couleur miel , elle arriva en Mongolie à Qaraqorum , les Mongols avaient un respect particulier pour les mères veuves qu'ils considéraient comme des "maîtres de maison" à qu'ils y réservaient la place d'honneur sous la tente . De plus elle était femme médecine et à ce titre censée servir d'intermédiaire avec le monde invisible ; elle était doublement honorée. Et voilà pourquoi en cette belle nuit de printemps au centre du cercle , revêtue de tout les attributs du Boo . Les grelots cousus sur le bord de son manteau pour effrayer les mauvais esprits tintaient à chacun de ses mouvements , les chants devenaient assourdissants , le manteau de chamane pesait son poids . La renommée de la chamane aux yeux bleues du lac Pulei avaient rapidement débordé de ces pâturages et on venait de très loin  quitte à faire un long détour pour la consulter.