mercredi 14 novembre 2012

Le journal intime d'un arbre de Didier Van Cauwelaert


  


Je m'appelle Tristan, j'ai un peu moins de trois cent ans, je suis un des deux poiriers du docteur Lannes, il m'a fait inscrire sur la liste des arbres remarquables de France, je suis son bien le plus cher, son devoir de mémoire,sans doute parce que je conservais dans mon tronc la balle allemande qui avait tué son fils, je suis aussi sa victoire sur le temps. Hélas à la fin de l'hiver, je suis victime d'une mini-tornade, ma trop grande prise au vent le sol détrempé par trois semaines de pluie, l'attaque d'une vermine d'exportation l'âge qui ne me permets plus de se défendre assez vite et me voilà coucher à terre ; j'ai bien vu que mes branches charpentières s'étaient brisées dans la chute, déraciné, décapité j'avais en tout cas épargné mes congénères, les toitures et la tonnelle où courait la glycine. Un arbre n'a d'autres sentiments que ceux qu'on lui confie, d'autres émotions que celles qui perçoit d'autres angoisses que la présomption des tempêtes, des  incendies, de la sécheresse et des bûcherons mais cette angoisse là est commune avec les animaux elle n'a pas la même origine que celle des humains, ce n'est pas la perte de nous-mêmes qui nous obsède c'est la rupture d'une harmonie, l'arrêt des échanges avec les oiseaux, les insectes, les champignons, les jardiniers, les poètes; la fin des interactions qui nous lient avec le soleil, à la lune,au vent, à la pluie, aux lois qui gouvernent la formation d'un paysage.Georges accepte à présent d'avoir perdu son arbre pour laisser partir son fils, lorsque ma première bûche à finit de se consumer la balle du Mauser 33 est tombée dans la cendre ; il restait dix stères de mon bois sous l'auvent, je repars en arrière, je rebrousse chemin dans les anneaux concentriques de ma mémoire "Jeannette m'a brûlé vive qui lança  dans les flammes de mon bois une malédiction qui me colle toujours à l'écorce ....le poète Mironte qui cherchait l'inspiration sous mes ombrages  pour célébrer sa muse tandis qu'elle le trompait dans le lit du marquis.... Frère Octave offert en sacrifice a l'être suprême qui mourut la corde au cou en me criant "Vive Dieu!"... Alfred Dreyfus, réhabilité mais brisé, qui puisa en moi le courage du silence, pour ne pas hurler sa vérité au général Mercier, son bourreau au main propre... Je tente de remettre en scène l'Anglais tombé du ciel qui m'initia à moi même, la cantatrice épurée qui me donna un nom d'opéra,  le médecin qui m'aima comme un fils... Tous ceux qui firent de moi, pour quelques minutes ou durant des années, leur compagnon d'infortune."