lundi 12 janvier 2015

Les Mots de Jean-Paul Sartre



Jean Paul Sartre est né à Paris en 1905, sa mère est veuve à l'âge de 20 ans, sans argent, ni métier elle décide de retourner vivre chez ses parents. Il y a trois chambres dans notre maison, celle de mon grand père, celle de ma grand mère, celle des "enfants" les enfants c'est nous.Mon grand père tolère sa fille Anne Marie parce qu'elle est veuve et  qu'elle les aide dans la maison. Moi je fus sa merveille , il prit le parti de me considérer comme une faveur singulière du destin, je le comblait par ma seule présence, il m'appelait son tout petit d'une voix qui chevrotait de tendresse. J'ai commencé ma vie , comme je la finirai  sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand père il y en avait partout, sur les rayons de la bibliothèque, je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait. Charles Schweitzer m'apprit qu'il avait un ennemi mortel son éditeur quand il recevait par mandat, le montant de ses droits d'auteur; il levait les bras au ciel en criant et s'adressant à ma grand mère déclarait sombrement " Mon éditeur ne vole comme dans un bois" Mon respect s'accrut pour ce saint homme , dont le dévouement ne trouvait pas de récompense: je fus préparé de bonne heure à traiter le professorat comme le sacerdoce et la littérature comme une passion.Je ne savais pas lire, mais  j'étais assez snob pour exiger d'avoir mes livres; mon grand père m'offrit les Contes du poète Maurice Bouchor; ma mère me lisait ces livres, je devins sensible à la succession rigoureuse des mots: à chaque lecture ils revenaient, toujours les mêmes dans le même ordre, je les attendais ; je fus jaloux de ma mère et je résolus de lui prendre son rôle, je fis semblant de lire, je suivais des yeux les lignes noires et je me racontais une histoire à voix haute en prenant soin de prononcer toutes les syllabes , on décida qu'il était temps de m'enseigner l'alphabet.Je pris dans la bibliothèque le Grand Larousse, hommes et bêtes étaient là en personne: les gravures c'étaient leurs corps le texte c'étaient leurs âmes. Vers 10 ans je me délectais en lisant Les Transatlantiques; on y montre un petit Américain et sa soeur,  je m'incarnais dans le petit garçon et j'aimais à travers lui Bildy la fillette. Jusqu'à 10 ans je restais seul entre un vieillard et deux femmes, ma vérité, mon caractère et mon nom étaient aux mains des adultes je restais enfermé dans cette geôle , pourtant  cela existait l'avenir, le cinéma me l'avait révélé, je rêvais d'avoir un destin. Je fus sauvé par mon grand père, il me jeta sans le vouloir dans une imposture nouvelle qui changea ma vie. Au début de l'été, nous partions pour Arcachon, les deux femmes et moi, mon grand père nous écrivait trois fois la semaine, deux pages pour Louise ma grand mère, un post-scriptum pour Anne-Marie sa fille , pour moi toute une lettre en vers. Ma mère apprit et m'enseigna les règles de la prosodie je répondis à mon grand père, par retour du courrier je reçu un poème à ma gloire; l'habitude était prise.J'écrivais par singerie, par cérémonie pour faire comme les grandes personnes, j'écrivais surtout parce que j'étais le petit fils de Charles Schweitzer, enfant public, j'adoptais en public le mythe de ma classe et de ma génération, on profite de l'acquis, on capitalise l'expérience, le présent s'enrichit de tout le passé. Mes premières années surtout, je les ai biffées; quand j'ai commencé ce livre,il m'a fallu beaucoup de temps pour le déchiffrer sous les ratures. Des amis s'étonnaient, quand j'avais trente ans: "on dirait que vous n'avez pas eu de parents. Ni d'enfance." et j'avais la sottise d'être flatté. J'aime et je respecte, pourtant, l'humble et tenace fidélité que certaines gens, des femmes surtout gardent à leur goûts, à leurs désirs, à leurs anciennes entreprises, aux fêtes disparues, j'admire leur volonté de rester les mêmes au milieu du changement, de sauver leur mémoire. Longtemps j'ai pris ma plume pour une épée, à présent je connais notre impuissance N'importe : je fais , je ferai des livres; il en faut, cela sert tout de même. La culture ne sauve rien, ni personne, elle ne justifie pas; mais c'est un produit de l'homme, il s'y projette, s'y reconnaît; seul ce miroir critique lui offre son image. Du reste, ce vieux bâtiment ruineux mon imposture, c'est aussi mon caractère, on se défait d'une névrose, on ne se guérit pas de soi, usés, effacés,humiliés, rencognés, passés sous silence tout les traits de l'enfance sont restés chez le quinquagénaire.Tout un homme, fais de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui.